Gisèle, plac'hig saout

Ile de Raguénès

Notre grande sœur Alexia ne pourra pas nous garder car elle doit travailler tout l’été.
Ça y est ! Papa l’a décidé, pour que Maman ne soit pas obligée de s’absenter de la conserverie de Kérouel, j’irai chez Marraine Marie à Kerhoren près de l’île de Raguenez et Tante Victorine, la sœur de maman, viendra chez nous, en bas de la vieille route de Concarneau, où elle brodera et empèsera ses robes de mariée, tout en s’occupant de Marie-Jo, qui n’a que sept ans.

Mal assise sur le cadre du vélo, la peur me ferme les yeux tant les descentes m’effraient malgré mes neuf ans.
̶  Papa, mais pourquoi prends-tu toujours la grande descente de l’ancienne voie ferrée ?
Je me cramponne si fort au guidon que je ne sens plus mes doigts. Plus loin, passée l’église de Névez, les interminables et acrobatiques zigzags que fait Papa pour éviter les nids-de-poule, nous conduisent enfin à la ferme de Kerhoren.
Depuis sa maladie, Grand-Mère Pelleter de Pendruc vit chez Marraine. Maintenant, l’oncle Jos Paslot (Jos Peurled), un frère de papa, reste tout seul à Pendruc. Papa dit de lui que c’est un pêcheur un peu poète à sa manière et qu’un poète n’est triste que si on ne l’aime pas. Quand il revient de vendre ses palourdes, Oncle Paslot rencontre toujours des camarades pour lui offrir un coup à boire. C’est certain, ce sont des amis qui l’aiment bien. Je suis rassurée.
À la ferme de Kerhoren, je suis contente de retrouver mon cousin P’tit Louis ainsi qu’Anne-Marie, une autre filleule de la tante, qui habite Celan, près de Névez. Ensemble, nous inventons mille jeux qui se poursuivent immanquablement au-dessus de l’étable. Nos intrépides glissades font s’écrouler les gerbes de foin si bien engrangées par l’oncle Louis, générant un brouillard de poussière sentant bon la luzerne. Nous pleurons, éternuons, suffoquons, mais qu’importe, heureux, nous ré-escaladons et nous re-glissons.

Le soir, blottie contre Grand-Mère dans son grand lit clos, je crois aux belles histoires qu’elle me raconte.
À l’heure de la traite, P’tit Louis et Anne-Marie boivent le bon lait que marraine tire chaud du pis des vaches. Moi, je préfère le pain beurré.
J’aime bien Marraine. J’aime bien la ferme de Marraine. En retour de sa gentillesse nous ne refusons jamais les quelques corvées qu’elle nous demande. Chaque jour nous menons les vaches en pâture et souvent sur l’île de Raguenez quand la mer découvre le passage. L’heure du départ dépend alors de celle de la marée. Avant de partir, Marraine ne manque jamais de nous préparer un généreux panier de goûters que nous porterons à tour de rôle.
P’tit Louis, Anne Marie et moi, le bâton à la main, dirigeons les sept ou huit vaches. En bravant leur fichu caractère, nous essayons de les maintenir sur le côté de la route, mais devant la difficulté à nous faire obéir, Bernadette, la fille du voisin, se joint souvent à nous. Nous acceptons avec joie sa compagnie, très heureux d’accueillir son expérience et sa bonne humeur.
Nous arrivons sur la grève face à l’île de Raguenez. La mer est retirée comme l’avait prévu Marraine. Nous poussons alors les vaches sur la plage. Délicates, elles préfèrent marcher sur le sable mais quand il fait défaut, elles se faufilent les unes derrière les autres entre les roches, patinant quelquefois, glissant même, leur arrivant aussi de faire un peu d’escalade.

Le parcours, qu’elles connaissent bien, est toujours le même, et la retardataire aussi est toujours la même. Souvent à la traîne, la Pen-Kalled semble vouloir faire des manières. Je pars à sa rencontre. Elle comprend au frôlement de ma main, qu’il ne faut plus hésiter. Je l’accompagne alors jusqu’à l’île en lui racontant une de ces belles histoires que Grand-mère m’a apprises dans le lit clos.
La Pen-Kalled ne doit pas savoir pourquoi la maison de l’île est toujours fermée ! P’tit Louis, lui, assure qu’elle est habitée par des fantômes qui enferment avec eux les enfants trop curieux. J’ai toujours eu peur des fantômes. C’est vrai qu’elle est terrifiante la maison de l’île avec ses gros volets toujours clos. Dès que j’aperçois la Pen-Kalled se diriger vers elle, je cours vite vers l’inconsciente et la repousse du bâton jusqu’au milieu de l’île, ensuite, tranquille, je m’en retourne papoter avec P’tit Louis, Anne Marie et Bernadette, élevant souvent haut notre voix pour nous faire entendre quand des sternes ou des goélands volent au-dessus de nos têtes en se chamaillant.
Assis autour du panier, près de la grande casemate grise laissée par les Allemands, nous nous partageons les grosses tartines que Marraine avait si bien beurrées, ensuite nous dégustons les prunes qu’elle avait choisies et entassées dans un coin de notre panier. Trop petite, je ne gagne jamais au concours du meilleur cracher de noyaux.
Je me régale tout en assistant au ballet des lapins que la guerre avait fait se multiplier par cent.
Malgré les petits jeux que nous improvisons, les vaches sont bien gardées. Le temps passe vite sur Raguenez. Avant de prendre le chemin du retour, il nous faut un bon bout de temps pour rassembler les bêtes en évitant de nous tordre la cheville dans un des terriers que les lapins ont creusés par milliers.
Ce jour-là, rassemblées, les vaches descendent tranquillement les roches pour quitter l’île. Au début, l’eau ne m’inquiète pas, mais plus nous avançons, plus elle se rapproche. Au grand étonnement des vaches, nous faisons accélérer leur marche. Au beau milieu du passage, là où il y a un creux, j’ai de l’eau jusqu’à la taille. Les vaches très à l’aise me frôlent, mon bâton m’échappe, la peur me gagne, je perds pied et avale une bonne gorgée d’eau salée en prenant un bain forcé dans la mer qui ne cesse de monter en grognant.
̶  Ah ! Si je pouvais m’accrocher à la queue de l’une d’elles pour me sortir de là !
La Pen-Kalled passe près de moi dans une parfaite indifférence, me gratifiant même d’un inconscient mais vigoureux coup de queue comme savent si bien donner les vaches. Je peste contre P’tit Louis, Anne-Marie et Bernadette qui ne voient pas combien je suis paniquée. Je maudis la mer, les roches, les vaches et surtout l’ingrate Pen-Kalled dont je croyais être l’amie.
Fatiguée, tremblante, je me sors enfin du bain, j’escalade les roches, sautant de l’une à l’autre, glissant sur l’une, m’écorchant sur l’autre.
Quant aux vaches, elles préfèrent nager tranquillement vers la cale plutôt que se déformer les pattes sur ces maudites roches.
̶  Ah, Marraine, j’accepte sans rechigner de faire toutes les besognes que tu me demandes, mais plus jamais, moi, la petite Gisèle, je ne garderai les vaches sur l’île de Raguenez, même si tu me menaces de me priver de tes prunes rouges et de tes grandes tartines de pain beurré.
Quant aux belles histoires de Grand-mère Pendruc, c’est juré, je les garderai pour moi seule !
Arrivées à la cale, sans plus attendre, les vaches prennent d’elles-mêmes le chemin de la mare de Feunteun-Veur pour s’y désaltérer avant la traite. Loin derrière, sanglotante, je suis le troupeau en reniflant.

Ce récit a été réalisé à partir du témoignage de Gisèle Pelleter recueilli en 2006.
Nés de parents modestes mais courageux, Marie, Jos, Jean-Marie et Yvon Pelleter vécurent d’abord à Kerouat, près de Pouldohan puis à Pendruc dans la maison en pierres debout située au centre du hameau.
Marie épouse un garçon Costiou de la ferme de Kerhoren, près de Raguenez. Elle sera la marraine de Gisèle.
Préférant l’indépendance, Jos reste célibataire. Doué pour la pêche à la palourde, il est surnommé Jos Peurled. Mais certains l’appellent Jos Kerouat voire Kiouat.
Nul ne connaît la destinée de Jean-Marie.
Yvon, né en 1904, travaille chez Cassegrain, à Concarneau. Farceur dans l’âme, ses amis le surnomment Pod-Troioù. Ayant déjà une fille née d’un premier mariage, Yvon aura Gisèle en 1937 et Marie-Jo en 1939 avec Mélanie Quiniat. Victorine, la sœur de Mélanie est une brodeuse de robes de mariées, connue à Trégunc pour ses doigts de fée.
Gisèle épousera Maurice Richard, un cadre marin-pêcheur, originaire de Nizon et donnera la vie à une petite fille puis à un petit garçon.
Tous les gens de Trégunc connaissent Gisèle. Qui aurait oublié la gentillesse et la jovialité de la petite serveuse vantant les saveurs de la charcuterie mitonnée par Raymond Le Guillou ? A.J.

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